

( Denez Du Ankraz in « Fest Noz » )
Je m’étais promis de faire les essentiels de la Bretagne avec ma Douce qui n’y était jamais allée. Par « essentiel », j’entends quelques portes d’entrée magiques pour accéder à cette contrée intemporelle sur un autre mode que celui des entrelacs biniouteux, que j’aime beaucoup ceci dit. La liste en était la suivante :
Culinairement : galette, cidre, lait ribot, andouille, far, kig.
Bibleusement : Bran Ruz, dont je me suis acheté la dernière édition.
Géographiquement : Quimper, Crozon, quelques pointes, le Menéz Hom, le bocage.
Historiquement : Dahu, Merlin, Ys, Guénolé.
Humainement : les gens, j’y reviendrai.
Pour la culture, moi qui pratique la musique dite « celtique » (1), je souhaitais l’emmener dans un Fest Noz; pas un Fest Noz de ville avec initiation, non, un de ceux de la campagne profonde; nous y danserions moins car ne connaîtrions pas les pas, mais ce serait du vrai avec de vraies gens. Je repérai une affiche discrète annonçant une soirée villageoise et nous nous y rendîmes, après un repas traditionnel dans une crêperie réelle dont je tairai le nom tant ce fut bon (2). La salle était des plus moderne, villageoise, avec à notre arrivée un Kan ar Diskan de belle qualité et toute une population bonhomme qui, liés par les auriculaires, dansait en chaîne. Ma compagne fut immédiatement charmée, comme envoutée par l’existence de cette rituelle sarabande; elle voulait guincher, et tout de suite ! Ayant été contaminé par des idées stupides sur la musique et la danse traditionnelle, je lui expliquai que, sans connaître les pas, on ne dansait pas, sous peine de bûcher immédiat. Elle me regarda interloquée et alla s’insérer dans la sarabande. Je me sentis élitiste et totalement imbécile, quasiment de Guéméné moi aussi, devant ce petit bout de femme immédiatement au parfum et riant au plaisir partagé de la danse bretonne. J’ai raillé les cuistres, souvent, mais me sentait en cette occasion cuistre à mon tour; ce fut fort désagréable et j’allai donc danser moi aussi. Vinrent quelques musiciens, dont un bombardiste flamboyant, qui entamèrent d’autres danses. J’étais en vapeurs, soufflant tel le goret à la broche; je m’octroyai donc une An Dro pause bienvenue, tandis que ma Belle allait plus avant dans sa découverte de la Bretagne des Bretons; il y eut toutes danses, collectives ou en couple, simples ou moins simple. Rien ne l’arrêta. Au retour, exténués, elle me raconta :
– Tu sais, j’ai valsé avec une femme. Elle regardait sans cesse un homme qui dansait avec une autre femme, très jolie. Nous tournions mais son visage, comme une boussole, avait pour point cardinal cet homme. A un certain moment, elle m’a lâchée et est allée s’asseoir sur une des chaises du bord de salle. J’ai vu qu’elle pleurait.
Nous ne saurions rien bien entendu; ce sont les histoires, les malheurs et les bonheurs du village et c’est aussi une sorte de tradition vivante, plus universelle celle-ci. Les villages, partout, sont les villages. Tout se sait. Est-ce mieux que les villes anonymes ? Allez savoir ?
Le lendemain, en ville, le soleil dardant avec intensité, je trouvai refuge sur un mur, non loin d’une église, non loin d’un banc. Sur ce dernier était assise une dame d’un certain âge qui buvait à même la bouteille une sorte de soda rosâtre que je devinai sucré, tout en mangeant des chocolatines qu’elle sortait d’un sachet transparent.
– Bonjour Adeline, dit-elle lorsqu’une autre dame nettement plus âgée qu’elle, fort souriante, passa à petits pas dansants devant le banc. Adeline répondit avec un joli sourire et disparut dans la foulée.
De mon côté, dédoucé pour quelques instants, j’hésitai entre le bar et l’église pour un rafraichissement qui serait corporel ou spirituel. La dame sur le banc, s’exprimant à voix haute, dit soudain :
– Je dois partir quelques instants, est-ce que mon banc sera libre à mon retour ?
Je me proposai de le lui garder le temps de ses emplettes et m’installai amplement, de manière à laisser comprendre que j’étais le maître de l’entier des lieux. L’église et le bar attendraient bien quelques instants, après tout. Passa alors en sens inverse une Adeline sautillante que je saluai de la tête et qui me répondit fort poliment. La dame revint s’asseoir à mes côtés et nous engageâmes la conversation.
– Je ne suis pas d’ici, me dit-elle, nous habitions au Mans avec mon mari. Vous connaissez le Mans ? C’est joli vous savez. Maintenant, je suis dans un petit appartement que je loue, un meublé; le lit est de très mauvaise qualité, ho bonjour Adeline !
Adeline passa.
– Où en étais-je ? Ah oui mon lit : il est de très mauvaise qualité; il penche. Ce n’est pas facile de dormir dans un lit qui penche vous savez. Vous regardez l’église Monsieur ? Elle est belle n’est-ce pas ? Mon mari et moi, parfois, le dimanche, nous nous arrêtions dans tous les villages et entrions dans chaque église, mais bonjour Adeline !
Adeline passa encore, en souriant de plus belle.
– Où en étais-je ? Ah oui les églises : ce n’est pas que nous y croyions, non, mais les églises sont parfois si belles; ici aussi en Bretagne elles sont belles; différentes mais belles. Quand nous venions à la mer, bonjour Adeline !
Adeline repassa, et nous gratifia d’un « bonjour » guilleret.
– Où en étais-je ? Ah oui la mer. Mon mari aimait beaucoup l’océan. Nous venions souvent ici; ce n’est pas vraiment loin. Et il y a tant et tant d’églises et de chapelles, pour nos dimanches, vous comprenez Monsieur ? Tiens voilà Adeline, bonjour Adeline !
Adeline qui, l’air grave cette fois, repassa encore.
– Où en étais-je ? Ah oui les églises bretonnes : chacune a une sorte d’âme. Et elles ont de l’humour vous savez, je suis étrange vous pensez mais pourtant je vous assure que certaines chapelles savent rire; doucement oui, très doucement, mais elles rient, à leur manière, un peu comme … Adeline, bonjour Adeline !
Adeline qui semblait trop absorbée pour nous répondre et qui passa, telle un écureuil faisant réserves pour l’hiver.
Je jetai un coup d’oeil au monument aux morts. Ici aussi, l’hécatombe, l’indicible tristesse d’un passé pas si lointain.
– Vous savez, Monsieur, mon mari est à l’hôpital, juste deux rues après l’église. Il a une maladie. Il ne fait plus rien. Même quand il fait très chaud il a froid. Il est ailleurs. L’autre jour, il ne m’a même pas reconnue. Il a dit « qui est cette femme ». Ça m’a fait du mal. Il est là depuis longtemps; alors je vais le voir chaque jour, et ensuite je suis très triste. C’est difficile vous savez.
Combien de noms anonymes devrions-nous écrire sur un monument aux vivants ? En principe, un touriste reste dans sa zone. Que faisais-je donc sur ce banc à avoir envie de pleurer ?
– Bonjour Adeline !
Adeline, cette fois s’arrêta et me sourit. Cela me fit du bien et je me permis de l’interroger; pourquoi passait et repassait-elle sans cesse devant ce banc ? Elle s’approcha et nous glissa, avec une voix complice :
– Oh vous savez, je gratte je gratte mais il ne faut pas que mon fils me voie. Je joue à des jeux ou je gratte; j’habite ici, mais le bar-tabac est là. Alors Monsieur, forcément je passe devant ce banc. J’ai quatre-vingt-douze ans, j’ai bien le droit de m’amuser non ? Mon fils n’est pas content, je dilapide ma fortune, alors il me surveille.
Elle rit de bon coeur, la dame sur le banc fit de même, et je ris aussi. Adeline est partie vers ses gains ou ses pertes et nous a laissés seuls.
– C’est l’heure Monsieur, je dois y aller, dit la dame; merci pour ce moment en votre compagnie. Tenez.
Se levant du banc, de son banc, elle m’a tendu une chocolatine, la dernière du sachet, puis m’a salué.
Et elle est partie.
Kerpartout, 13 juillet 2025, Bretagne, avant le voyage du retour.
(1) Si je vous l’assure ! À la guitare, là, c’est moi ! https://tolbiac.ch/one-shot/
(2) Allez je suis bon prince : La Chandeleur à Plogonnec; un endroit comme je les aime : traditionnel et tangible, sans irruption de la moindre parcelle de l’autre monde ( CF : https://www.facebook.com/permalink.php… )
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Ce texte est aigre-doux je crois; si vous y avez été sensible, laissez-moi un commentaire ci-dessous; je le lirai avec plaisir.
