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D’une certaine manière, certains lieux savent se préserver avec pudeur d’une visibilité trop accrocheuse. Il faut les deviner et, même une fois connus, ils ne se livrent que parcimonieusement, avec une délicatesse qui touche à la prudence.
Ainsi, dans cette humble gare de campagne, ne sont-ce que d’inhabituelles effluves au parfum d’Orient qui me firent doucement entrouvrir la porte, cette lourde porte de salle d’attente ayant été poussée par tant de mains en partance, pour Bali ou, plus communément, Bussigny.
Il me faut vous dire que j’avais faim, qu’il faisait froid, et que n’importe quelle chaleur, fut-elle orientale, m’aurait réconforté. J’avais par ailleurs peu après rendez-vous avec une femme merveilleuse, une Maslovaquienne de Growsbarsky que j’avais fermement l’intention de séduire car elle avait, elle, un parfum de « femme de ma vie qu’on ne rencontre qu’une fois et que si on la rate on va le regretter jusqu’au sapin ». Bref, j’avais l’esprit ailleurs et le corps engourdi.
Porte poussée, porte passée, me voilà propulsé en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire dans une atmosphère thaïlandaise merveilleuse, mélange de ce que des Européens aux relents de colonialisme appelleraient du kitsch, d’art bouddhiste dépouillé, de fleurs en plastique qui s’avèreront être vraies et de vraies fleurs factices. La cuisine, visible depuis la salle, bruisse des mille chants délicats des mitonnades épicées, alchimies longues aux piments savamment dosés. Tout y est Thaïlande, patron excepté, mais ce dernier parle Thaï et, comme il est probablement l’instigateur masculin du lieu, nous lui pardonnerons aisément sa souriante et débridée présence. La musique, elle aussi, parfume l’air d’accords faciles, de mélodies suaves qu’on devine susurrées par de langoureuses chanteuses aux habits de soie, dans une obscure boite de jazz des bas-fonds de Haï Phong.
Je m’assis, pour la simple et bonne raison que tout m’invitait à l’asseillance, et promenai mes yeux sur la grande ardoise affichant fièrement les plats, mélange de combinatoire fabuleuse et d’obscures incantations dont il me faudra bien demander la signification. Me voilà au guichet, puisque nous sommes dans une gare appelons ainsi le comptoir, à tordre ma nuque vers l’arrière pour lire sur le tableau des mots inextricables qui, dits par votre serviteur, arrachent de discrets sourires aux cuisinières qui néanmoins m’orientent avec patience et gentillesse. J’opte pour un plat de crevettes au curry rouge avec un thé en canette suffisamment chimique pour faire mon bonheur. Puis, muni de mon numéro de commande, je retourne m’asseoir pour profiter plus encore de cette tiède ambiance, dans l’attente de mon plat, bouillonant, lui, de plaisir à l’idée d’être dévoré par mon auguste personne.
La faim a toujours, chez moi, provoqué des états pré-hallucinatoires qui favorisent des envols vers le monde des rêves. La vitre embuée laisse entrevoir un train qui passe au son lourd des traverses qui vibrent sous le poids de la vieille locomotive à vapeur, lancée toute fumée vers un but que je devine et qui petit à petit se précise dans mon esprit aiguisé par l’appétit : Oui ! Evidemment ! Il s’agit du direct de nuit Saïgon-Hanoï, qui bien entendu ne fera pas halte dans cette gare minuscule où ne s’arrêtent que de petits tortillards improbables, sur les contreforts de cet Himalaya de carton-pâte. Bon sang que fais-je dans cette campagne à rizières ? Malraux m’avait pourtant donné rendez-vous ici ! Dormir ? Mais où ? Et surtout pourquoi, oui pourquoi dormir alors que tout embaume … le curry !
Voilà qui me force à un atterrissage bienheureux, papilles pré-extasiées par les odeurs de cuisine se mariant à merveille à celles du charbon graisseux de la motrice maintenant évanouie. Je croque les crevettes, lampe cette sauce d’un rouge lumineux pour m’apercevoir que toute pause ingurgitatoire me cause des incendies du palais, qui est en flammes, Madame la Marquise. Alors, héroïque et un peu goinfre, j’engloutis le tout, avec plaisir, pour finir avec mon bol de riz, apaisant quelque peu le feu qui me consume par d’autres calories, plus coupables celles-ci. Que ce fut délicieux ! J’aime, en cuisine comme ailleurs, quand la délicatesse cache une brûlance en dormance. Le volcan aux pentes fertiles se réveille et vous êtes mort, mais vous l’avez bien cherché, car qui s’y touche s’y brûle. La panse rebondie, je m’autorise une sieste discrète, puis un thé vert, puis un alcool local sucré, puis un café, puis un ou deux beignets de banane, voire d’ananas, et un sorbet digestif car je suis raisonnable.
Pauvre Malraux, que n’est-il venu à l’heure ? Rater ça pour je ne sais quel poste de ministre !
Réconforté, calorique, bedonnant et somme toute content, je quittai l’endroit à sa fermeture, dans les frimas de ce novembre aux accent d’hiver précoce.
-Peu m’en chaud, me dis-je. Quelle bonne soirée ce fut !
Puis je rentrai chez moi et m’y endormis du sommeil du juste, repu à souhait. Aucun Malraux ventre !
J’ai parlé autour de moi de ce troquet fantastique, porte vers un autre monde. On m’a répondu qu’il y en avait d’autres, plus distingués, à la cuisine plus fine, plus exotique, plus que sais-je encore ? Il y avait donc plus, et meilleur, ailleurs; oui mais ailleurs, précisément, c’est ailleurs et cet endroit-là a une làitude souriante que vous ne trouverez nulle part … ailleurs. Laissons donc aux élitistes leurs culdepoulesques restaurants et sachons être intensément où il faut être, quand il faut y être.
Cette Gare-Gott, vous m’y trouverez souvent; je suis facilement reconnaissable : je déguste immanquablement le même plat de crevettes au curry rouge, dont je ne me lasse pas. Asseyez-vous et dites simplement :
-Hemingway, I suppose ?
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Orbe, le 8 septembre 2025, Hanoï, le 8 septembre 1934.
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PS : Lectrice à l’Eau de Rose, tu m’agaces. Je te connais assez pour me douter que tu veux savoir ce qu’il advint de mon rendez-vous et de cette hypothétique « femme-jusque-au-sapin » ; et bien je ne m’en rappelle plus. C’est ainsi. Alors que je me rappelle fort bien du parfum du curry Thaïlandais de Saïgon.
PS : Lecteur Bicarbonaté, toi aussi tu m’agaces. Bien entendu que je sais que ni Saïgon, ni Hanoï, ni Haï Phong ne se trouvent en Thaïlande ! Tu frémissais à l’idée de me surprendre dans l’erreur ! Et bien frémis …
PS : Je n’invente rien. https://www.mokeang.ch/


