


La Lune.
Entre Orny et Bavois, dans la platitude tourbeuse de la plaine de l’Orbe, se trouve une longue route rectiligne qui barre cette dernière, chevauchant les divers canaux à coups de petits ponts bucoliques. Elle est parsemée ça et là de bosses impressionnantes qui, sans la courbure de l’espace temps, seraient autant de tremplins pour un envol définitif vers les infinis étoilés. Le monde étant mal fait, nous finissons, quel que soit le bolide piloté, par lourdement retomber sur un bitume qui, lui, rêvait de faire carrière en autoroute, comme son cousin, celui qui a réussi.
Seuls les enfants, ces grands gamins, éprouvent à ces sauts ridicules une impression de décollage fabuleux; c’est bien normal, ils n’ont pas encore étudié la courbure de l’espace temps et, la progéniture des heureux propriétaires de toit ouvrant exceptée, tous les bambins ont toujours traversé cette plaine sans le moindre arrachement à leur condition bassement humaine.
Ainsi, que n’ai-je fait de détours pour voir, dans mon rétroviseurs, mes filles, petites encore, amplifiant à la démesure ces presque-sauts qui étaient pour elles les prémices de futures montagnes, russes. Elles criaient, riaient aux larmes et la route, complice, tentait d’accentuer ses rondeurs pour plus de rires encore.
Mon père l’avait fait avant moi et j’imaginais partager cela avec mes petits-enfants.
« Grand-Papa, on passe par La Route des Bosses ? Allez Grand-Papa dis oui ! »
Seulement voilà …
Voilà de rectilignes géomètres aux niveaux-laser insensibles à la moindre courbure, pour qui l’innocente joie de bambins en millisecondesque apesanteur compte autant que la triangulation de la tarte à la raisinée. Les voilà, arraseurs de rêves d’enfants, suivis par des hordes de brutales tractopelles. Les voilà, munis du permis de trister le monde. Les voilà qui creusent méthodiquement la tombe de toute poésie.
Les immenses peupliers, ces hautains échalas monogambesques, rient de toutes leurs feuilles à la vue de ce grand malheur . Vous ne perdez rien pour attendre, imbéciles végétaux, votre tour viendra un jour, les antipoètes y veilleront soigneusement. Les cuistres.
Il n’y a plus de bosses sur la Route des Bosses. Reste, seul, le nom; mais on en oubliera bientôt le sens. Quant à moi, je ferai avec mes petits-enfants un autre détour, par l’autoroute, par le fast-food. Et, devant un cornet de frites, je leur raconterai comment, autrefois, je m’envolai jusqu’à la Lune avec pour tremplin une route légendaire, entre Orny et Bavois.
Si vous aussi vous avez aimé cette route à la folie, exprimez votre plate tristesse en laissant un commentaire sous les enfants !
