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Si vous préférez la lire, la voilà :
Sur la route menant aux Diablerets, après les virages en épingle-à-cheveux, après la grande rupe, après le glissement de terrain permanent il y a, enfin, le Sépey. On y passait toujours à l’époque mais, depuis, une route de contournement permet d’aller plus vite en station, alors on contourne car, bien entendu, on s’invente mille raisons d’être pressés.
Village intéressant que le Sépey, étrange mélange architectural et temporel avec ses maisons du début du vingtième siècle, bordant la route comme de vieilles aristocrates défraichies, au glorieux passé révolu et, en contrehaut, une ribambelle de chalets noircis par les années, comme autant de lutins déferlant avec irréverence vers ces grandes dames guindées.
Hier, par je ne sais quelle lubie, je décidai de passer par le village et de m’arrêter pour y manger. Je me rappelai qu’il y avait une boulangerie faisant tea-room, “chez Compondu”, un nom qu’on n’oublie pas, sorte de participe passé gourmand de mon enfance. On y trouvait, parmi les pains usuels, des sanges, grandes et plates qu’on gardait autrefois pendues hors d’accès des rongeurs grâce à un astucieux trou central. Chez nous, les souris n’avaient guère le temps d’y songer car nous mangions ces galettes immédiatement, avec de la mélasse méticuleusement mélangée à du beurre en une pâte d’un brun clair sucré et délicieux. J’en ai encore le goût en bouche, après tant d’années.
La boulangerie y était toujours, même devanture ornée d’arabesques d’avant-guerre, vitrine d’un autre âge et, si le nom en avait changé, l’esprit du lieu flottait, bienveillant, comme il flotte encore sur Isenau et sur d’autres lieux des Préalpes Vaudoises. J’avisai inconsciemment un délice au beurre et j’entrai, au son désuet d’un carillon de porte intemporel.
Je changeai d’avis à la vue d’un énorme sandwich au thon, me semblant de plus adéquates proportions pour mon estomac de quinquagénaire bedonnant. Je commandai un madeleinoproustique Rivella, lactique en diable, puis je m’installai.
J’étais à la mi-sandwich lorsqu’entra, tenant par la main un garçon d’une huitaine d’années, un homme grisonnant qui, lui, devait avoir passé mon âge depuis longtemps. Il était vêtu d’une manière qui me rappelait celle des années soixante, souliers de marche, pantalon dans les chaussettes, chemise à carreaux toute en évocation des excursions dominicales de ces années-là. Il me salua poliment, en ajoutant un « Monsieur » qui me fit plaisir. Puis, s’adressant au garçon, demanda :
– Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
– Je voudrais le délice au beurre Grand-Papa, répondit l’enfant en regardant le vieil homme.
– Je le savais, tu veux toujours un délice au beurre, pas ?
– Oui chaque fois c’est ce que je veux, j’adore ça ! Oh merci Grand-Papa !
Le garçon, sans attendre, a croqué le délice et, dans ses yeux brillant de plaisir, j’ai cru reconnaître la magie d’instants ensevelis sous mille inutilités de ma vie d’adulte.
L’homme a payé, a repris la main de son petit-fils et ils se sont dirigés vers la porte qu’ils avaient déjà, dans mon esprit, franchie. Et, à ce point précis d’équilibre fragile entre deux mondes, le garçon s’est retourné, m’a fixé, et avec son regard a semblé me demander :
– Hey toi, on se connaît pas vrai ? Comment ça s’est passé jusque là ?
Puis, regardant le vieil homme, il lui a dit en souriant :
– Viens Grand-Papa, on continue la montée. Elles doivent nous attendre là-haut.
Il a englouti avec tendresse la dernière « morse » de son délice, s’est consciencieusement léché les doigts et a souri à son grand-père qui lui a caressé les cheveux.
Puis ils sont sortis, vraiment.
Aucun souvenir ne s’efface; ils sont tous là à nous attendre en riant malicieusement du temps qui, pour eux, ne passe pas.
Le 16 avril 2023, au Sépey, sous la neige.
Ajouts, en douceur, le 26 juillet 2025.
Olivier Tolbiac
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